Note commune du Conseil consultatif de la magistrature, du Collège des cours et tribunaux et du Collège du ministère public adressée au formateur, au sujet des pensions des magistrats

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Réforme des pensions : mise en danger de l’État de droit ?

Note au formateur

 

La « super note » du formateur propose une révision en profondeur du régime de retraite des fonctionnaires du secteur public. Les magistrats s’inquiètent donc actuellement d’une nouvelle réduction de leurs pensions.

Rendre la fonction de magistrat moins attrayante signifie automatiquement qu’il y aura (encore) moins de magistrats et qu’il y aura en tout cas moins de magistrats avec un profil spécialisé (et ce, en plus de l’accélération des départs).

Moins de magistrats implique aussi des délais de traitement plus longs (c’est une conséquence évidente).

Moins de magistrats ayant un profil et une expérience de haute qualité/spécialisés signifie logiquement aussi une administration de la justice de moindre qualité.

 

1. Introduction

La « super note » du formateur vise à éliminer la distinction entre les travailleurs du secteur privé, les indépendants et les fonctionnaires du secteur public en matière de pension.

Elle propose un réexamen approfondi du régime de retraite des fonctionnaires du secteur public sur lequel s’alignent les pensions des magistrats. Ces dernières ont déjà été significativement affectées par la loi du 28 décembre 2011 portant des dispositions diverses.

Les magistrats forment ensemble le pouvoir judiciaire. Le pouvoir judiciaire constitue, avec les pouvoirs législatif et exécutif, l’un des trois pouvoirs de l’État, qui découlent de la nation. L’autonomie et l’indépendance du pouvoir judiciaire sont consacrées et garanties par l’article 151, § 1er, de la Constitution.

Des raisons solides, découlant du principe de la séparation des pouvoirs ainsi que de l’autonomie et de l’indépendance du pouvoir judiciaire, plaident en faveur du maintien des règles spéciales actuellement applicables aux pensions des membres du pouvoir judiciaire dans le cadre des pensions du secteur public.

Dans la présente note, le Conseil consultatif de la magistrature, le Collège des cours et tribunaux et le Collège du ministère public expliquent conjointement au formateur pourquoi il n’est pas permis au pouvoir exécutif et/ou législatif de modifier unilatéralement les conditions financières, matérielles ou techniques du fonctionnement de la magistrature.

2. Une atteinte générique aux droits à la pension des magistrats est contraire à l’autonomie et à l’indépendance du pouvoir judiciaire

Le principe de la séparation des pouvoirs est l’un des éléments fondamentaux de l’État de droit.

Le principe de la séparation des pouvoirs implique notamment que l’autorité de l’État est divisée en  trois  pouvoirs  -  exécutif,  législatif  et  judiciaire  -  qui  se  contrôlent  et  s’équilibrent mutuellement, sur la base des principes de la « séparation des pouvoirs » et des « poids et contrepoids ». Les trois pouvoirs doivent s’influencer, se compléter, se renforcer et se limiter mutuellement, sans créer une concentration de pouvoir ou une primauté unilatérale dans l’un d’entre eux.

En tant que troisième pouvoir, le pouvoir judiciaire rend une justice indépendante, impartiale et de haute qualité.

Un pouvoir judiciaire indépendant, impartial et efficace est une condition essentielle pour le développement d’une économie et d’une société saines, attrayantes tant pour les investisseurs belges qu’étrangers, mais il est aussi une condition sine qua non pour les entreprises et pour tous les autres justiciables en Belgique.

Un État de droit démocratique qui fonctionne correctement ne figure pas à l’agenda (politique) et n’est pas sujet à discussion, mais s’il ne fonctionne plus, c’est toute l’économie et la société qui sont perturbées. Une société juste ne peut exister que si les magistrats ont la capacité de remplir leur rôle dans des conditions optimales.

Les magistrats doivent être en mesure de juger librement et sans crainte, indépendamment des pressions politiques, hiérarchiques ou économiques et indépendamment des menaces de sanctions déontologiques ou de violence. Il s’agit de l’indépendance fonctionnelle du pouvoir judiciaire.

Afin de permettre au magistrat d’être libre dans ses décisions et de garantir qu’il ne soit pas guidé dans son jugement par la crainte d’être atteint dans son intérêt personnel, il existe, à côté de l’indépendance fonctionnelle, des conditions ou garanties essentielles.

Il s’agit (1) de garanties institutionnelles ancrées dans la Constitution qui garantissent que l’ordre judiciaire occupe une position indépendante par rapport aux autres pouvoirs, et (2) de garanties statutaires juridiques, qui visent, entre autres, à réglementer et à protéger le traitement du magistrat.

Le système judiciaire est vulnérable aux pressions indues du pouvoir exécutif lorsque ce dernier porte atteinte (consciemment ou inconsciemment) aux conditions préalables à l’indépendance du pouvoir judiciaire.

Une atteinte aux pensions des magistrats permet inévitablement d’influencer indûment le pouvoir judiciaire dans le cadre de l’indépendance de la justice. Dans ce contexte, nous renvoyons à la recommandation (2010) 12 du Conseil consultatif de juges européens, qui indiquait précédemment que « la rémunération des juges devrait être à la mesure de leur rôle et de leurs responsabilités, et être de niveau suffisant pour les mettre à l’abri de toute pression visant à influer sur leurs décisions. Le maintien d’une rémunération raisonnable devrait être garanti en cas de maladie ou de congé de maternité ou de paternité, ainsi que le versement d’une pension de retraite dont le niveau devrait être raisonnablement en rapport avec celui de la rémunération des juges en exercice [...]1. »

1 CM/Rec (2010) 12 sur les juges : indépendance, efficacité et responsabilités, point 54. Nous renvoyons aussi à l’avertissement des juges hongrois : « Le salaire des juges est une affaire publique et non une question de finances personnelles » (https://helsinki.hu/en/judges-salary-is-a-public-matter-and-not-an-issue-of-personal-finances/). 

Les préférences politiques (changeantes) et les considérations budgétaires (connexes) ne devraient jamais fournir un prétexte à la réduction générique du traitement des magistrats par le biais d’une atteinte à leurs droits à la retraite. Toute atteinte aux droits acquis doit être motivée et étayée par la Constitution, et tout changement doit d’abord être discuté avec la magistrature. Dans le contexte de la protection de l’État de droit démocratique, il est totalement inacceptable de modifier unilatéralement les conditions financières et matérielles du fonctionnement de la magistrature. De plus, les conditions financières relatives aux rémunérations et aux pensions doivent être et rester suffisantes pour permettre au magistrat d’exercer ses fonctions de manière autonome et en toute indépendance.

Les magistrats ne bénéficient pas des avantages généralement accordés dans l’exercice des fonctions à responsabilité. En particulier, la contribution de l’employeur à un régime d’assurance pension complémentaire (deuxième pilier de pension) peut être citée comme un exemple frappant dans ce contexte. La pension des magistrats est considérée comme un traitement différé.

Mais il faut surtout souligner que les magistrats ne peuvent pas être comparés à d’autres groupes professionnels qui ne constituent pas un pouvoir lorsqu’il s’agit de réduire leur rémunération, y compris leurs droits à la retraite. La possibilité d’obtenir une pension complète constitue donc un pilier solide qui contribue à soutenir l’autonomie et l’indépendance de la magistrature.

Rendre la fonction de magistrat moins attrayante signifie automatiquement une réduction du nombre de nouveaux magistrats et en tout cas de magistrats avec un profil de qualité/spécialisé2, et ce, en plus des départs qui s’accélèrent (comme nous l’expliquerons plus loin au point 3).

2 L’accès à la magistrature est possible par trois « voies ». La première voie est le stage judiciaire pour les avocats ayant au moins deux ans d’expérience. Les avocats plus expérimentés, qui ont au moins quatre ans d’expérience, peuvent désormais entrer par la deuxième voie (après avoir réussi l’examen de compétence professionnelle strict). Les avocats ayant au moins 20 ans d’expérience professionnelle peuvent également entrer par une troisième voie, après avoir réussi un examen d’évaluation oral.

Moins de magistrats, c’est aussi des délais de traitement plus longs (ce qui constitue une conséquence évidente). Moins de magistrats ayant un profil et une expérience de premier ordre/spécialisés signifie logiquement aussi une administration de la justice de moindre qualité.

 

3. Les effectifs au sein du système judiciaire sont déjà très préoccupants aujourd’hui

Toute modification des pensions des magistrats aura inévitablement un impact significatif sur leur recrutement d’une part et sur leur départ anticipé d’autre part.

Le pouvoir judiciaire est déjà confronté à une diminution du nombre de candidats à la magistrature. Malgré toutes les mesures prises, notamment par la spécialisation des examens, il y a trop peu de candidats pour pourvoir tous les postes vacants au sein de l’ordre judiciaire à court terme. Une étude du Conseil supérieur de la justice, évoquée dans le rapport annuel 2018 (p. 13), montre que ce constat factuel n’est pas dû aux examens, mais s’explique par une attractivité réduite de la profession.

Le nombre de magistrats actuellement en fonction ne cesse de diminuer. La mesure de la charge de travail du Collège des cours et tribunaux (2023) montre que le cadre actuel n’est pas suffisant pour faire face à la charge de travail existante, ce qui est problématique.

Le nombre de personnes qui assistent et soutiennent les magistrats dans l’ensemble de la chaîne du processus législatif (greffiers, secrétaires de parquet et personnel des greffes et des secrétariats de parquet) est également totalement insuffisant. L’attractivité de leur fonction doit également être un point d’attention.

L’attractivité de la fonction dépend de la garantie de l’autonomie et de l’indépendance ainsi que des conditions de travail et des moyens qui doivent être à la hauteur du rôle difficile du pouvoir judiciaire en tant que troisième pouvoir.

Une éventuelle atteinte imminente aux droits à la pension des magistrats n’aide pas à inverser la tendance. Au contraire, l’insécurité juridique quant aux conditions financières, dans lesquelles les magistrats exercent leur fonction, est préjudiciable à son attractivité.

Si le salaire de référence pour la pension était basé sur une période de référence (beaucoup) plus longue et que les tantièmes étaient modifiés, l’impact financier sur les pensions serait important et inacceptable. C’est d’autant plus vrai que les magistrats n’ont pas bénéficié d’une augmentation de salaire depuis plus de 20 ans.

Enfin, en raison de l’incertitude qui entoure l’imminence de la réforme des retraites, il existe un risque qu’un grand nombre de magistrats partent à la retraite plus tôt que prévu, avec une perte d’expertise et un impact négatif immédiat sur le fonctionnement du corps comme résultat.3

 

3 En ce qui concerne le Siège, 14,72 % des magistrats sont actuellement âgés de 60 ans ou plus (12,09 % dans la catégorie des 60 à 64 ans et 2,62 % ont 65 ans ou plus, soit pas moins de 230 juges sur 49 entités).

Au parquet, 10,32 % des magistrats sont actuellement âgés de 60 ans ou plus (6,36 % dans la catégorie des 60-64 ans et 6,68 % ont 65 ans ou plus).

4. Conclusion : l’État de droit démocratique appartient à nous tous

Le « trias politica » n’est pas une compétition d’escrime entre les pouvoirs, mais un exercice d’équilibriste pour avancer ensemble. L’État de droit démocratique nous appartient à tous. Il faut éviter les atteintes directes ou indirectes qui lui sont portées. L’État de droit démocratique doit être maintenu par les trois pouvoirs de l’État.

En tant que pouvoir, le pouvoir judiciaire est vulnérable aux pressions indues de l’exécutif lorsqu’il porte atteinte (consciemment ou inconsciemment) aux conditions préalables à l’indépendance du pouvoir judiciaire.

Pour le budget de la justice et (donc indirectement pour le financement des traitements et des pensions des magistrats), il est important que celui-ci ne soit pas affecté par les fluctuations des finances de l’État. Les ressources nécessaires doivent être disponibles pour permettre au pouvoir judiciaire de fonctionner de manière optimale en tant que troisième pouvoir indépendant. Le financement doit être garanti. Les moyens accordés à la justice et au financement de la magistrature ne peuvent jamais constituer une variable budgétaire.

Aucun pouvoir n’est plus important qu’un autre. Le respect mutuel détermine la force et la garantie de l’État de droit démocratique, dans lequel le pouvoir judiciaire protège les droits et libertés des citoyens, veille à la bonne application de la loi et garantit des décisions prises par des magistrats indépendants, impartiaux, honnêtes et compétents.

Il ne serait pas acceptable que les réformes à venir dans le domaine des retraites ne tiennent pas compte des spécificités du statut des magistrats et des garanties qui le justifient et qui contribuent à une société sûre et juste pour les citoyens et les entreprises.

 

Le 6 décembre 2024

Le Conseil consultatif de la magistrature, le Collège des cours et tribunaux et le Collège du ministère public

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